Julian Jaynes dans le Journal of Consciousness Studies
Dans sa livraison d’août 2008, la revue scientifique américaine Journal of Consciousness Studies publie une note de lecture à propos du volume Reflections on the Dawn of Consciousness. L’article original est disponible dans le fichier pdf des “books reviews” de ce numéro du JCS.
En voici ma traduction en français. J’ai indiqué entre parenthèses et entre guillemets les termes anglais dont la traduction en français était malaisée. J’ai parfois rajouté des compléments d’informations en gras et entre crochets. Cette traduction est aussi disponible sur le blog Ici-bas - La guerre totale.
Marcel Kuijsten (Ed.), Reflections on the Dawn of Consciousness: Julian Jaynes’s Bicameral Mind Theory Revisited
- Henderson, NV: Julian Jaynes Society, 2006, 446 pp. $35.00 - ISBN 978 0979074400 (hbk)
- Reviewed by Ilkka Kallio, Statistics Finland, Helsinki
Julian Jaynes (1920-1997) était un psychologue de Princeton, réputé pour être une sorte de génie non-conformiste. Son travail le plus célèbre, The Origin of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind [édition française : La naissance de la conscience dans l'effondrement de l'esprit, PUF, 1994, mais quasi-introuvable], date déjà de 30 ans, et a certainement contribué à la renaissance des études sur la conscience, même s’il a souvent été considéré comme une bizarrerie (“a bit of an anomaly”). Mais les idées développées par Jaynes ont eu une influence certaine sur d’autres chercheurs qui ont incorporé des aspects de son travail dans leurs propres théories ou ont manifesté leur sympathie : Endel Tulving, Daniel Dennett, Merlin Donald, Robin Dunbar, Elkhonon Goldberg, Susan Blackmore, Roy Baumeister, Guy Claxton, etc. Un nouvel engouement s’est fait jour, ces dernières années, pour les théories de Jaynes. Un cycle de conférences est organisé tous les deux ans à l’université de Prince Edward Island. La Julian Jaynes Society publie sa lettre d’information tous les quatre mois et anime un site internet fourni [www.julianjaynes.org]. En 2008, à Tucson, la société a organisé un congrès.
Ce livre, édité par Marcel Kuijsten, fondateur et animateur de la Julian Jaynes Society, est une compilation de quatre articles précédemment publiés de Jaynes, et de neuf autres articles (souvent des republications, ou des versions revues d’articles antérieurs) par des enthousiastes (“afficionados”) des théories de Jaynes. Le tout est introduit par une préface dans laquelle Kuijsten s’interroge sur les raisons de la relative indifférence des cercles académiques à l’égard de ces théories. Il s’agit clairement d’une invitation à réexaminer l’intérêt des contributions de Jaynes aux théories de la conscience.
Jaynes développe l’idée que, par le passé, des sociétés avaient pu s’épanouir et prospérer tout en étant contrôlées socialement par le biais d’hallucinations auditives. Dans certains articles de l’ouvrage, cette idée est à la base d’approches intéressantes pour expliquer des aspects difficiles à appréhender autrement, à propos du culte du pharaon Toutankhamon ou encore à propos des motifs à forme de dragons dans la Chine de la dynastie Shang. Jaynes prend l’exemple du poète William Blake comme illustration récente d’une mentalité “bicamérale” co-habitant avec la conscience ordinaire. Selon Jaynes, aujourd’hui aussi, les hallucinations auditives restent étonnamment communes, et ce même chez les personnes saines. Notre conscience ne serait pas autre chose que le concept que l’on se fait de ce que doit être la conscience (“consciousness equals the concept of consciousness”). Il s’agirait donc d’une entité mentale construite de manière linguistique, à la manière des faits institutionnels de Searle [voir à ce sujet la page wikipedia sur John Searle ].
Avant l’émergence de la conscience, le processus de décision chez l’être humain était fondé sur des hallucinations auditives, elles-mêmes effet secondaire du langage. A l’origine simples formes de remémoration du discours, ces hallucinations se développèrent pendant que les sociétés et le langage devenaient plus complexes, jusqu’à devenir des agrégats culturels (“cultural concretions”) bientôt désignés sous le terme de “dieux”. Ces voix hallucinées ordonnaient ce qu’il convenait de faire à leurs auditeurs, en particulier pendant les moments de stress, tout comme c’est encore le cas à notre époque chez les schizophrènes, mais à la notable différence que ces voix avaient alors un rôle d’adaptation sociale. Selon Jaynes, les ordres provenaient de l’hémisphère droit du cerveau, puis étaient « entendus » et obéis par l’hémisphère gauche. L’organisation cérébrale et fonctionnelle était donc “bicamérale” [“bicaméral” signifie littéralement “deux chambres”]. Ces voix dirigeaient les sociétés de l’Ancien Monde jusqu’à il y a 3000 ans, et peut-être bien aussi tard que l’époque des conquêtes hispaniques, pour ce qui est des sociétés Inca et Maya. Mais ce contrôle social hallucinatoire était en lui-même fragile, et les sociétés bicamérales commencèrent à décliner sous l’effet de plusieurs contraintes dont l’augmentation de la population, des dangers naturels (“ecological adversity”) et l’invention de l’écriture.
En plus de l’article exhaustif de Marcel Kuijsten, qui passe en revue les données expérimentales tendant à prouver les quatre théories de Jaynes, indépendantes les unes des autres (le langage comme source de la conscience, la notion d’esprit bicaméral, la datation historique de l’émergence de la conscience, la neuropsychologie de la bicaméralité), deux autres contributeurs présentent leurs propres études scientifiques allant dans le sens de Jaynes. L’étude de John Hamilton sur les hallucinations auditives des quadriplégiques congénitaux (qui n’ont jamais parlé de leur vie), est difficilement conciliable avec la théorie de Peter Bick et Marcel Kinsbourne, selon laquelle les hallucinations auditives seraient une discussion silencieuse avec soi-même ; position pourtant défendue par Dennett lui-même, le plus « Jaynesien » des philosophes de l’esprit à l’heure actuelle [A propos des travaux de BIck et Kinsbourne, voir notamment Hushing the voices schizophrenics hear ].
La plus importante des contributions à cet ouvrage est sans doute celle de Michael Carr, à propos de la psycho-histoire de la Chine ancienne. Il étudie en particulier le processus de personnification dans la cérémonie mortuaire, au cours de laquelle une personne jeune, de la famille du défunt, tient le rôle de transmetteur des messages hallucinés du disparu, comme en écho à l’ancien mode de gestion bicamérale des affaires [Remarque : plus près de nous, la même réflexion pourrait tout à fait être faite à propos de la médiumnité spirite, et de toutes les sortes de “transes” dans lesquelles l'être humain “entend” les voix d'entités non-humaines…]. Jan Sleutels réfute astucieusement les critiques de Ned Block à propos de Jaynes, grâce à l’argument a priori selon lequel la conscience peut véritablement être identifiée au concept que l’on s’en fait [La page Wikidepia anglo-saxonne sur Jaynes précise à ce sujet : “An early criticism by philosopher Ned Block argued that Jaynes had confused the emergence of consciousness with the emergence of the concept of consciousness. In other words, according to Block, humans were conscious all along but didn't have the concept of consciousness and thus did not discuss it in their texts. Jaynes and Daniel Dennett countered that for some things, such as money, baseball, or consciousness, one cannot have the thing without also having the concept of the thing.”].
Mais d’autres contributions de cet ouvrage sont moins convaincantes. Ainsi, dans ses élaborations érudites à propos des liens entre le langage, la conscience et les théories de Jaynes, John Limber passe à côté des implications de cette idée d’une conscience correspondant à son concept. Brian McVeigh, pour sa part, suggère que le “moi” (“self”) permet la volition à travers une division en deux composants mentaux sous-jacents, l’un des deux commandant l’autre. Cela rend l’héritage de Jaynes désagréablement ambigu, car il semble bien que Jaynes lui-même aurait plutôt placé le libre arbitre (ou plutôt, l’illusion du libre arbitre) (Jaynes, 1999, p.345) en tant que pourvoyeur de la volition consciente (1990, pp.98-9).
Scott Greer s’intéresse aux fondements de la pensée de Jaynes, et suggère que sa théorie aurait des racines aristotéliciennes. Junet Tower et William Woodward offrent une biographie de Jaynes, un homme de principes, qui fut emprisonné à cause de ses convictions pacifistes pendant la deuxième guerre mondiale, et qui se montrait volontiers impatient face aux lourdeurs académiques qu’il envisageait comme une menace pour la créativité. L’hommage de D.C. Stove à Jaynes prend la forme d’une explication de la religion à travers l’hypothèse bicamérale.
Rassembler dans un même volume la pensée jaynesienne contemporaine est un louable effort, cependant l’ouvrage a aussi ses défauts. Il ne contient pas de présentation générale des théories de Jaynes, le lecteur curieux devra donc se référer aux sources originales (Jaynes, 1990 ; 1986). Les développements théoriques nouveaux sont rares et ne sont pas particulièrement novateurs. Aucune mention de critiques sérieuses des théories de Jaynes ne s’y trouve, ni, d’ailleurs, de développements en lien avec les études “mainstream” sur la conscience.
La théorie de Jaynes se rattache clairement à la famille des théories d’un ordre supérieur de la conscience (“higher-order theories of consciousness”). Il s’agit essentiellement d’expliquer comment des états mentaux d’un ordre supérieur ont été rendus possibles, et l’on pourrait même soutenir que le mécanisme de fabrication de la conscience qui y est proposé n’est pas fondamentalement différent de ceux qui sont habituellement discutés, si ce n’est à propos du rôle exclusif que Jaynes donne au langage.
La théorie de Jaynes mérite, à mon sens, un ré-examen de la communauté scientifique, comme le suggère cet ouvrage. Ne serait-ce que pour le potentiel encore inexploité de facilitation des études sur la conscience que permet la théorie de Julian Jaynes.
Références
- Jaynes Julian (1986), “Consciousness and the voices of the mind”, McMaster-Bauer Symposium on Consciousness, Canadian Psychology, 27 (2), pp. 123–82.
- Jaynes Julian (1990/1977), The Origin of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind (Boston, MA: Houghton Mifflin).
- Searle John R. (1997/1995), The Construction of Social Reality (New York: The Free Press).
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