L'amour, la séduction, et même la baise, c'est une forme de culture

“Nous sommes aujourd'hui suffisamment averties pour admettre que la pulsion sexuelle est par nature offensive et sauvage” 1)

Cette phrase de la tribune des 100 femmes “pour la liberté d'importuner”, parue dans Le Monde ce 9 janvier 2018, m'a fait bondir. Le terme “admettre” sonne déjà comme une défaite des femmes, le choix de ce verbe est tellement signifiant. Il ne s'agit pas de “reconnaître” mais d'admettre. On entend presque un “les choses sont ainsi, que voulez-vous, ma brave dame !”. Mais passons. Le pire, c'est cette proposition qu'il s'agirait donc que les femmes admettent enfin une fois pour toutes : que la pulsion sexuelle (des hommes) est par nature “offensive et sauvage”.

La pulsion sexuelle, j'ai la faiblesse de croire que je sais ce que c'est, pour l'avoir expérimentée plus d'une fois, la mienne et celle de l'autre. Mais ce n'était jamais ni “offensif” ni “sauvage”. Maladroit, oui, certainement, bien plus que je l'aurais voulu même. Mais justement, c'est un apprentissage, quelque chose qui se fait et s'apprend à deux (ou à plus de deux, si tels sont les désirs conjugués des personnes). On ne doit pas confondre la violence des sentiments, à laquelle on ne peut pas grand chose (à part grandir, accuser le coup, apprendre ?), et celle des corps, mettre une main au cul sans y avoir été invité par exemple. La violence des corps n'est admissible que dans une société qui présuppose un droit d'accès “naturel” au corps de l'autre (au corps de la femme par l'homme, si l'on reste dans une logique hétérosexuelle). Mais est-ce un type de société souhaitable, vraiment ? Serait-il éthique d'apprendre aux jeunes filles que ce serait normal, naturel, que les hommes aient un droit à tâter leurs fesses, parce que c'est comme ça qu'ils séduisent ?

Au contraire, l'amour entre humains consentants, et je parle bien ici de l'amour physique, est une forme élaborée et précieuse de ce qui fait notre humanité. En tout cas je le crois, sinon nous ne ferions pas l'amour autrement que ne le font les bêtes, c'est-à-dire rapidement et sans jamais se soucier du désir et du plaisir de l'autre. C'est-à-dire pour se reproduire, et puis “ta gueule si t'aimes pas c'est pareil, c'est la nature”. Nous ne nous serions jamais interrogés sur ce désir qui nous mobilise si complètement, nous n'aurions pas élaboré tous ces discours et tous ces arts à propos de ce désir et de ses aspects, des plus lumineux aux plus sombres, s'il ne s'agissait que de cela : obéir à la pulsion de l'un.

Je le sais, la sexualité peut être une joie pure et partagée, il faut pour cela qu'elle se fasse en suffisamment bonne intelligence entre les partenaires concernés. Et ce n'est pas si difficile que cela à comprendre ni à mettre en pratique. Il suffit après tout d'un peu d'éducation. Certes, cela demande de savoir parler, et de savoir écouter aussi, deux exercices pas toujours évidents, mais ce n'est pas non plus un effort inhumain à fournir, surtout quand la motivation est là. Et en matière de désir, elle est toujours là.

Arriver à cette entente, à cette confiance réciproque, dans le cadre des jeux amoureux entre adultes consentants, c'est arriver à des moments rares, précieux, vertigineux même. J'oserais presque parler de rencontre spirituelle entre deux âmes, par l'intermédiaire des corps unis. Mais le concept d'âme me dérange un peu : il faudrait plutôt parler de consciences en mouvement, peut-être ? Je suis peut-être naïf de parler ainsi, mais je sais ce j'ai ressenti et partagé dans mon intimité, et cette idée de “communion”, même fragile, même passagère, rend bien compte de ces moments si marquants.

Mon opinion, finalement, est que cette tribune du Monde est une infamie faite à l'humanité, celle des femmes comme celle des hommes. A celle des femmes parce qu'elle prétend leur inculquer que les offenses faites à leurs corps seraient des compliments qu'on leur ferait (“tu vaux ce que vaut ton corps au regard des hommes, ma chérie”). Et parce qu'elle transforme en chialeuses pathétiques celles qui se sont senties salies par de tels agissements. C'est un mépris incroyable de la part des signataires face aux violences faites aux femmes et aux traumatismes qu'elles impriment dans les consciences et dans les corps.

Infâmie à l'humanité des hommes aussi, parce que cette tribune les caricature - ou plutôt, les essentialise - en bestiaux incapables de manifester leurs désirs autrement que par une certaine forme d'agression.

L'amour, la séduction, même la baise, c'est une forme de culture, qui n'implique pas la violence ni la dépossession du corps de l'autre. En tout cas, ça peut l'être, comme l'acte de manger n'est pas simplement l'acte de manger, mais un événement culturel en soi, quand on fait un minimum d'effort pour que ce moment de partage ne soit pas qu'un simple exercice de nutrition des corps où l'on viendrait chaparder la part de l'autre sans lui demander l'autorisation.

Quel dommage, quelle tristesse, que toutes ces femmes qui ont signé cette tribune semblent vouloir en rester à une conception si terne et barbare, une conception qui mélange allègrement séduction et harcèlement, comme s'il s'agissait d'une même chose.


~~socialite~~