Le dossier Freud - Enquête sur l’histoire de la psychanalyse - Mikkel Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani
Version revue et corrigée d'une note de lecture parue à l'origine sur mon blog Wordpress le 4 mars 2006.
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Ce livre est une petit bombe quant à l’histoire officielle de la psychanalyse. Enfin, une grosse même : 500 pages bien tassées. Il s’organise en cinq mouvements :
Dans l’introduction, “La querelle”, les auteurs justifient le pourquoi du comment de leur entreprise : les “guerres freudiennes” font rage depuis quelques années, entre d’un côté les freudiens “officiels”, héritiers et promoteurs du savoir psychanalytique, et de l’autre les historiens et spécialistes “indépendants”, qui entendent dresser le bilan et l’histoire de la psychanalyse à la manière dont on mène une autopsie, quitte à abîmer au passage la “légende”, celle de Freud comme celle de psychanalyse tout entière. Selon les auteurs, les acquis de la psychanalyse ne sont pas séparables de la biographie de Freud, car ce dernier aurait œuvré afin de rester constamment le maître-à-penser de sa discipline, distribuant grâces et condamnations à ceux qui entendaient se mêler du sujet.
Le chapitre “Une science privée” nous entraîne dans les premières années de la psychanalyse, à la toute fin du XIXème siècle, pour nous faire revivre les débats et les polémiques qui agitèrent alors les milieux spécialisés. Cette période mouvementée fut totalement effacée de l’histoire de la psychanalyse, par la volonté de Freud qui disqualifiera plus tard ses critiques de l’époque sous de fallacieux prétextes, ou bien même décida purement et simplement de rayer leurs noms et leurs arguments.
L’épisode du conflit entre la “psych-O-analysis” (avec un “o”) naissante de Freud et la “psychanalysis” d’autres chercheurs, pendant les années 1890, est particulièrement révélateur : après les premières publications de Freud (avec son collègue Breuer, qui sera, plus tard, à son tour, victime des petits arrangements de Freud avec l'histoire), des psychothérapeutes cliniciens, en Allemagne notamment, s’intéressent à cette nouvelle méthode que propose le jeune médecin, en particulier le jeu des associations libres. Ils la pratiquent dans leurs laboratoires, tout en la “scientifisant” : ils chronomètrent les séances, rédigent de longs rapports circonstanciés, convient les collègues à assister aux séances en tant observateurs neutres, etc. Ils rebaptisent au passage la discipline en “psychanalyse”, sous l’impulsion du psychiatre August Forel, sans le O qui paraissait bien inutile et maladroit. Freud se rend compte alors que “son invention” est en train de lui échapper : indépendamment de lui, on commence à la pratiquer et surtout à en tester l’efficacité !
De fait, des congrès s’organisent pour discuter des différentes psychothérapies alors existantes, la psychanalyse n'y étant présentée que comme un candidat possible parmi d'autres, avec ses quelques mérites et ses nombreux défauts. C'en est trop pour Freud, qui refuse les diverses invitations au débat qui lui sont envoyées (ses disciples combattent à sa place, et se voient parfois réprimandés lorsqu'ils se débrouillent trop mal !). Il crée de son côté une Société Internationale de Psychanalyse afin de concurrencer la création récente d’une société savante de psychologie scientifique. Cette création aurait été motivée essentiellement par cette volonté de ne pas laisser la psychanalyse aux mains de personnalités trop indépendantes.
A cette époque, les critiques des autres spécialistes de la psychologie envers Freud sont souvent résumées par cette phrase lapidaire : “En psychanalyse, ce qui est bon n’est pas nouveau, et ce qui est nouveau n’est pas bon”. On reproche en effet à Freud plusieurs choses : de ne pas avoir de cas suffisamment solides pour valider sa théorie, ne pas jouer le jeu du débat en refusant de s’y mêler et donc de soumettre son travail à la critique de ses pairs ; considérer la sexualité comme l'origine unique des névroses et des hystéries, à l'exclusion de tout autre cause ; agir sur ses patients par suggestion (alors qu’au contraire Freud affirme à cette époque que sa pratique permet de balayer toute suggestion) ; enfin chercher à s'approprier la notion d'inconscient en ignorant superbement les travaux des autres chercheurs sur ce sujet.
On constate alors que Freud, et ses premiers disciples, encore tout emprunts d'un profond respect pour le Maître (Jung, Ferenzci, Stekel, Adler, etc.), avaient une manière d’envisager la psychanalyse bien éloignée des us et coutumes de la science ouverte de l'époque. Les premiers congrès de l’Association Internationale de Psychanalyse se déroulent à portes fermées : on n'y invite pas n’importe qui, mais seulement ceux qui sont “avec nous”. Une politique qui vaut à Freud une lettre admirable d'Eugen Bleuler, un psychologue réputé de l’époque, offusqué d'apprendre qu'un de ses élèves, un certain Hans Maier, s'est vu refuser l'entrée parce qu'il avait osé émettre des critiques envers la psychanalyse :
Le “qui n’est pas pour nous est contre nous”, le “tout ou rien” est à mon avis nécessaire pour les communautés religieuses et utile pour les partis politiques. Pour cette raison, je peux comprendre le principe en lui-même, mais je le considère comme dangereux pour la science […]. En science, je n’admets ni porte ouverte ni porte fermée, mais pas de porte, pas de seuil du tout. Pour moi, la position de Maier est tout aussi valable ou non que n’importe quelle autre. Vous dites qu’il voulait simplement les avantages [d'être membre] mais ne voulait faire aucun sacrifice. Je ne peux pas comprendre quel sacrifice il aurait dû faire, si ce n’est sacrifier une partie de ses vues. Vous ne devriez demander cela à personne. (Extrait d’une lettre de Bleuler à Freud, le 4 décembre 1911, inLe Dossier Freud, p.125)
Déjà, à l’époque, certains critiques de Freud et de sa psychanalyse n’hésitent pas à parler d'une sorte de “secte”, car selon eux la psychanalyse est alors imperméable aux arguments adverses, fonctionne de manière opaque et fermée, et ses membres vouent un véritable culte au Père Fondateur. (On constatera par la suite que ce fonctionnement en circuit fermé n’empêchera nullement les dissensions d’apparaître, au sein même de l'organisation, puisque bientôt les membres les plus enthousiastes vont à leur tour devenir critiques.. et se verront alors exclus, les uns après les autres…)
Dans le chapitre suivant, on apprend un nouveau mot : “L’interpréfaction des rêves”. Interpréfaction : quand une simple interprétation devient un fait avéré, par la grâce de la volonté de Freud. C'est ainsi qu'il arrive à vérifier, auprès de ses malades, sa théorie du refoulé sexuel par exemple. En faisant croire à ses lecteurs que ses interprétations quant à l'origine des problèmes auraient été non seulement acceptées par ses patients, mais en allant aussi jusqu'à suggérer qu'elles émanaient naturellement d'eux-mêmes. Freud se présente alors comme un simple observateur impartial et neutre, comme un vrai “savant”, au sens positiviste du terme, qui n'aurait fait que retrouver les “scènes primitives” par déduction logique.
Et puis il y a le mythe fondateur de la fameuse auto-analyse de Freud, période de sa vie pendant laquelle Sigmund, par un effort quasi-surhumain, arrive à procéder à sa propre analyse, et découvre les mécanismes les plus intimes de l'Inconscient. Un peu à la manière de l'Immaculée Conception, nous disent les auteurs, Freud aurait ainsi pondu la psychanalyse tout seul, loin de toute influence (il mentira même plus tard en racontant n’avoir lu ni Shaupenhauer ni Nietzsche à cette époque, auteurs qui abordaient pourtant des thèmes vraiment très proches de sa découverte).
Le troisième chapitre, “Histoire de malades”, passe en revue quelques uns des cas qui ont forgé la psychanalyse et sont désormais des classiques. Le fameux cas de “l’homme au loup” est sans doute l’un des plus emblématiques de la manière dont Freud forçait le réel pour qu'il corresponde au mieux à ce qu'il croyait. Les quelques pages consacrées à l’usage du style indirect libre chez Freud, lorsqu'il raconte ses histoires de cas, sont parmi les plus intéressantes de l'ouvrage. C'est incroyable comme quelques effets de style bien placés, dans un récit de guérison, permettent de faire croire aux lecteurs que des interprétations strictement freudiennes viennent en fait des malades eux-mêmes, comme autant de miraculeuses confirmations des attendus psychanalytiques. On est alors franchement dans le mensonge, dans la manipulation à dessein. Le vernis d’objectivité et d'impartialité dont aimait se parer Freud en prend un sacré coup.
Lorsqu’on arrive à la fin de ce troisième chapitre, la légende freudienne est déjà bien écornée, et l’on se prend à se méfier de tout ce que l’on croyait savoir sur la psychanalyse. Mais le quatrième et dernier chapitre, “La police du passé”, transforme le doute quelque peu amer en véritable écœurement. Ce chapitre aborde la manière dont la légende freudienne s’est construite après la disparition du Maître, en 1939. Les extraits de correspondance entre Anna Freud, la fille-créature de Freud (psychanalysée par son propre père, et ce pendant des années !), et Ernest Jones, disciple américain vertueux désigné pour rédiger la biographie officielle, sont proprement incroyables. Ce n’est qu'une succession d'exclusions, d'omissions concertées, de manipulations diverses. Toujours pour assurer, d'une part, que le portrait du Maître sera le plus glorieux possible, et d'autre part, qu'aucun historien indépendant (“non freudien”), n'aura jamais accès au matériel de base. Le fait que la vérité historique en prenne un coup (plusieurs mêmes !) ne semble pas le moins du monde inquiéter ces héritiers de la doxa freudienne.
C'est que quelques aspects de la vie de Freud s’accordent mal avec le mythe : Freud sous cocaïne pendant des années, justement d’ailleurs à l’époque où il forge les fondements théoriques de sa pratique ; Freud grand ami de Fliess et complice enthousiaste des égarements chirurgicaux de ce médecin qui confinent au délire, Freud lui racontant comment son propre père était malheureusement pédophile et avait “séduit” ses sœurs (une information qui, si elle est vraie, pourrait être révélatrice quant à l'obsesssion de Freud pour la chose sexuelle), etc.
La publication, dans les années 1950, d’une correspondance Freud-Ferenzci, est l’occasion d’une des plus visibles des ré-écritures de l’histoire psychanalytique par ses héritiers. On livre alors aux lecteurs une édition de cette correspondance fortement éditée et censurée, où disparaissent toutes les allusions aux détails biographiques qui gènent l’image du Père Fondateur. C’est que ces détails, s’ils étaient connus, abîmeraient non seulement l’image de Freud, mais surtout, les prétentions à l’efficacité de la psychanalyse naissante, et montreraient de même quelques égarements ou mensonges explicites de Freud sur la manière dont il présentera l'histoire de la psychanalyse par la suite. Borch-Jacobsen et Shamdasani décortiquent, à coups d’extraits de correspondances et de comparaisons de texte, la manière dont s'opéra ce véritable camouflage de la réalité. Au détriment, d’ailleurs, du pauvre Ferenzci, qui passe, comme d’autres anciens disciples avant lui, pour une brebis égarée victime de sa propre folie (une folie supposée et bien loin d’être avérée, qui fut suggérée par Freud à ses autres disciples pour mieux se débarrasser du gêneur !).
Enfin, peut-être bien le pire : les fameuses Archives Freud à la bibliothèque du Congrès Américain sont pour la plupart sous scellés, jusqu’en l'année 2057 par exemple, parfois même alors que les donateurs n'avaient jamais demandé cela. Mais on ne peut pas en vouloir aux héritiers de Freud, ils n’ont finalement fait qu’appliquer les méthodes du Maître, qui, lui-même, avait plusieurs fois brûlé, à dessein, ses correspondances, ses carnets de note d'analyses, ses brouillons, ses propres récit de rêve, etc., et cela dans le but explicite d’empêcher les biographes futurs de faire leur travail (Borch-Jacobsen et Shamdasani citent des lettres de Freud à ses amis où il l'explique clairement ! Car heureusement certaines correspondances ont pu échapper à la “mise sous tombeau”).
En refermant l’ouvrage, on se dit que les auteurs ont raison lorsqu’ils affirment que “la psychanalyse est vulnérable à son histoire”, et qu’au fur et à mesure que les fameuses Archives Freud révèlent leurs contenus, la légende dorée du Grand Découvreur de l’Inconscient, solitaire et courageux, seul face à l’indifférence agressive de ses contemporains, s’épuise irrémédiablement. Là où j’ai plus de mal à suivre les auteurs, c’est dans leur conclusion, selon laquelle la psychanalyse n’aura finalement été.. rien du tout, une boîte vide. Mais on n’écrit pas 500 pages sur rien, tout de même. Et pour n'être qu'une boîte vide, la psychanalyse a tout de même radicalement transformé notre société occidentale.
~~socialite~~